Si le travail est plaisir, la vie sera joie

Je souhaite vous partager aujourd’hui un texte très intéressant sur le plaisir au travail.  Ce texte, écrit par le psychologue Jacques Forest, a été lauréat du concours de vulgarisation scientifique de l’ACFAS en 2006. Dr Jacques Forest est professeur au Département d’organisation et ressources humaines à l’Université du Québec à Montréal.  Il a été publié dans la revue Psychologie Québec, Volume 25, numéro 4, juillet 2008.

Si le travail est plaisir, la vie sera joie

Rappelez-vous d’une journée où vous étiez entièrement absorbé par vos tâches, où le défi de la situation mettait vos compétences à rude épreuve et où le temps semblait suspendu. Cet état psychologique optimal de motivation et de bien-être intense s’appelle le flow. C’est un état psychologique transitoire et de courte durée synonyme de plaisir. C’est ce que les sportifs appellent « être dans la bulle » ou « être dans la zone ». L’état de flow peut être vécu dans l’exercice d’activités sportives ou artistiques mais aussi au travail. Cet état psychologique a l’avantage de stimuler le bien-être psychologique et la performance au travail, en plus d’être contagieux ! Voici donc l’autopsie d’un phénomène positif.

 

UNE DÉFINITION DU PLAISIR : LA NOTION DE FLOW

 

Comment se fait-il qu’une personne qui ne reçoit aucun salaire ou bénéfice extérieur continue à pratiquer telle ou telle activité ? Tout simplement par plaisir ? Les premières études sur l’état de flow, réalisées par le psychologue Csikszentmihalyi dans les années 1970, avaient pour but de mieux comprendre le plaisir ressenti par les individus pratiquant certaines activités tels les passe-temps, les arts ou la musique, en l’absence de renforcement extérieur. Cet état psychologique a été désigné par le nom de flow par Csikszentmihalyi puisque la plupart des individus interviewés mentionnaient que tout coulait de source lors de ces épisodes. En anglais, ces gens disaient « it flows »… Le flow est synonyme de plaisir et se manifeste typiquement lorsque le défi de la situation est évalué comme étant égal ou légèrement supérieur aux habiletés que la personne croit posséder. Si le défi est beaucoup plus élevé que ses compétences, l’anxiété ou l’inquiétude peuvent se manifester. À l’opposé, si le défi est perçu comme étant trop bas, l’individu pourra ressentir de l’ennui ou de l’apathie. Pour connaître l’état de flow, l’activité doit donc permettre une utilisation maximale des compétences. Les psychologues s’intéressent à cet état psychologique puisqu’on a constaté qu’il produit des effets bénéfiques significatifs tels un bien-être psychologique et l’atteinte de bonnes performances, tant en sport qu’au travail. De plus, des études ont démontré que les épisodes de flow vécus par des professeurs de musique sont contagieux et que cet état de flow se transmettrait aux élèves !

 

LES TROIS PRINCIPES DE BASE DU PLAISIR AU TRAVAIL

 

En faisant le tour de ce que l’on sait sur le flow et des concepts similaires, on constate qu’il y a trois principes de base auxquels on ne peut déroger pour avoir du plaisir au travail.

 

Le plaisir ne vient pas seul, il demande des efforts soutenus et dirigés. N’en déplaise à ceux qui croyaient trouver dans ce texte la potion magique du plaisir au travail, ce premier principe est incontournable ! En effet, le plaisir n’est pas un état inactif de béatitude ou de satisfaction inerte, mais bien une démarche de quête de soi, plus ou moins ardue, où l’individu doit chercher activement à connaître les valeurs qui l’animent au travail, à connaître ce qui donne un sens à son travail et, en définitive, un sens à sa vie. Ce n’est qu’après avoir passé un interrogatoire en règle avec lui-même qu’il est possible de faire le bon choix d’employeur ou de carrière ou encore le bon choix de champ d’études.

 

Pour avoir du plaisir, il doit y avoir adéquation entre les valeurs et les capacités de l’individu, et les tâches qu’il réalise. Lorsque quelqu’un est bien adapté à son travail et qu’il aime son travail, on a souvent tendance à dire, en langage commun, qu’il « fit », qu’il est à sa place. En psychologie, plusieurs mots sont utilisés pour désigner ce deuxième principe. On parle d’adéquation, d’équilibre, de congruence, de concordance, de cohérence, de résonance, de consistance ou encore d’harmonie. La liste est longue, mais peu importe l’étiquette qu’on y appose, c’est l’idée qui est importante : on doit choisir un travail qui correspond à ce que nous sommes. La question qui se pose maintenant est la suivante : comment choisir un emploi qui nous corresponde vraiment ? Une partie de la réponse réside dans le fait de percevoir son travail comme une mission ou une vocation. « Make your vocation your vacation » souligne un dicton anglais. Les sujets qui abordent leur travail comme une vocation jugent celui-ci indispensable et socialement désirable en plus d’impliquer des activités qui sont souvent perçues comme étant agréables. Ces sujets ne travaillent pas d’abord pour les gains financiers ni pour l’avancement de carrière, mais bien pour l’accomplissement et la réalisation que le travail apporte en lui-même. On peut dire que ces individus sont motivés intrinsèquement plutôt qu’extrinsèquement.

 

Pour mieux comprendre la différence entre motivation intrinsèque et motivation extrinsèque, quelques explications s’imposent.

 

Il est généralement reconnu que les types de motivations peuvent être distribuées sur un continuum allant de l’absence complète de motivation (l’amotivation) en passant par différents types de motivations extrinsèques ou externes (rechercher les gains pécuniaires ou la gloire, agir pour se conformer aux normes du groupe, faire une action parce qu’elle est importante pour nous, etc.) pour finalement arriver à la motivation intrinsèque (agir par plaisir et pour la satisfaction inhérente de pratiquer l’activité). La motivation est un peu comme une voiture, elle est à la fois énergie (le moteur) et direction (le volant). Différents motifs et arguments peuvent être invoqués afin de pratiquer différentes activités, mais attention! Ce ne sont pas tous les motifs qui mènent aux mêmes conséquences affectives (les émotions), comportementales (les agissements) et cognitives (les pensées). Dans différents domaines comme l’éducation et les sports, la motivation intrinsèque semble presque tout le temps mener à des conséquences bénéfiques pour l’individu (bien-être psychologique, énergie physique, sécurité psychologique, etc.) alors que pour les différents types de motivations extrinsèques, le portrait des conséquences est moins reluisant : moins de bonheur, énergie physique moindre, symptômes physiques plus fréquents, etc. En milieu de travail, les bénéfices de la motivation intrinsèque sur la motivation extrinsèque sont impressionnants : plus un individu agit par plaisir et non par recherche d’argent ou de prestige, plus il sera en santé physiquement, moins il aura tendance à avoir des ruminations ou des pensées négatives, plus il sera performant, moins il aura tendance à quitter son emploi, plus il aura tendance à être un bon citoyen dans son organisation et la liste de conséquences positives pourrait continuer encore longtemps. Qui plus est, des études réalisées en Amérique, en Afrique, en Europe et en Asie démontrent l’universalité de cet état de fait, c’est-à-dire que plus quelqu’un agit par satisfaction interne et non pour des motifs externes, plus il aura tendance à fonctionner de façon optimale. Ces résultats de recherche discréditent donc de manière éloquente le rêve américain et tous les arguments de ceux qui indiquent que l’argent fait le bonheur. Plus de conséquences positives et moins de conséquences négatives sont associées aux motivations intrinsèques (faire quelque chose par intérêt et satisfaction intérieure) alors que le pattern est l’inverse pour les motivations extrinsèques comme l’appât du gain et l’évitement de la culpabilité. Morale de l’histoire : ne cherchez pas le prestige ou l’argent mais bien la satisfaction intérieure. Ce mode de fonctionnement guidé de l’intérieur vous permettra de dériver des bienfaits et de profiter pleinement des 40 heures (ou plus!) que vous passez chaque semaine au travail.

 

 

Pour éprouver du plaisir, on est appelé à se mettre au défi, à tester ses limites. En plus de l’effort, d’une adéquation entre valeurs et identité, le troisième principe souligne qu’il doit y avoir adéquation entre compétences et tâches à accomplir. En milieu de travail, on offre souvent de la formation aux employés pour qu’ils améliorent leurs points faibles alors que des entreprises fonctionnent merveilleusement bien en appliquant exactement la logique inverse. Ces entreprises misent sur les forces de leurs employés plutôt que sur leurs faiblesses. Une compagnie américaine a d’ailleurs basé toute sa stratégie d’affaires autour de ce concept. Elle évalue systématiquement tous ses nouveaux employés à l’aide d’un questionnaire qui permet d’identifier les forces les plus saillantes d’un individu. Par la suite, elle attribue les tâches et responsabilités du nouvel employé en fonction de ses forces et, de plus, lors des évaluations annuelles de rendement, au lieu de pallier les faiblesses ou les manques de l’individu, elle vise à mettre encore plus à profit les forces de l’individu. Selon la compagnie, cette approche leur permet d’obtenir un meilleur rendement des employés sur le plan individuel et plus de profit sur le plan organisationnel. À les entendre parler, il semble que cette façon de procéder n’ait que des avantages et qu’elle devrait être privilégiée par plus de compagnies, autant pour augmenter la performance que pour maintenir et stimuler le bien-être des employés.

 

Il est donc très important de faire un bon jumelage entre compétences et tâches. Un défi trop élevé génère anxiété et stress alors qu’un défi trop bas suscite ennui et apathie. Pour éprouver du plaisir, il faut donc trouver une activité qui corresponde à ce que nous sommes, du côté des valeurs comme des compétences. Mais plus spécifiquement, au jour le jour, ce serait la mise à rude épreuve de nos compétences qui permettrait de ressentir du plaisir. En effet, les épisodes de flow surviendraient plus facilement lorsque le défi de la situation est évalué comme élevé et que les compétences requises pour y faire face sont utilisées à pleine capacité. Ainsi, contrairement au sens commun, selon une étude de Csikszentmihalyi et LeFevre, en 1989, les individus auraient plus de plaisir au travail que dans leurs loisirs; difficile à croire mais vrai. Ce serait l’occasion offerte par le travail d’utiliser au maximum ses capacités et compétences qui ferait en sorte que cette sphère de la vie permet de vivre des épisodes intenses d’absorption et de concentration. D’ailleurs, l’engagement au travail serait l’antithèse ou le remède au syndrome d’épuisement professionnel (burn-out). L’utilisation optimale du potentiel est donc une voie privilégiée pour éprouver du plaisir. Encore une fois, force est de constater que le plaisir demande des efforts, mais que cela vaut le coup.

 

COMMENT ENTRER DANS LE FLOW, Y DEMEURER ET ÉVITER D’EN SORTIR

 

En contexte sportif, on a demandé aux athlètes de haut niveau de nous faire part de leurs stratagèmes pour « atteindre la zone ». Les épisodes de flow en sport et au travail étant décrits avec les mêmes mots, il est possible de croire que les stratagèmes efficaces en sport le seraient aussi en milieu de travail. Dix facteurs permettant d’atteindre l’état de flow ont ainsi été relevés : préparation optimale, environnement et situation idéaux, perception positive de la performance, focus sur la tâche, confiance et attitude positive, interactions positives avec les collègues, motivation à bien performer, état d’activation optimal avant la performance à produire, bonne préparation avec un plan de pré-performance et de post-performance et expérience cumulée au fil des ans. Dans cette optique, le psychologue états-unien Robert Harmison a montré que les différentes caractéristiques associées à la zone de fonctionnement optimale en sport sont propres à chaque individu et que ces caractéristiques peuvent être identifiées, mesurées et reproduites de façon plus systématique. Avec des études cas, il a démontré qu’il est réalisable de pratiquer le « muscle » de la performance psychologique et qu’il est possible d’augmenter les probabilités de reproduire ces conditions gagnantes et ainsi accroître les probabilités d’obtenir des performances de pointe. Selon ce même chercheur, ces techniques d’entraînement psychologique en sport sont facilement transférables au monde du travail. Les compagnies appliquant ces principes pourraient avoir là un avantage compétitif indéniable sur leurs concurrents.

 

POUR CONCLURE

 

Le plaisir au travail permet d’augmenter le bien-être, d’améliorer les performances en sport et au travail en plus d’être contagieux et de possiblement prévenir les problèmes de burn-out. Cependant, on voit bien que le plaisir au travail n’est pas quelque chose de spontané qui arrive par hasard ou selon l’alignement des astres. Par définition, c’est un état transitoire et non permanent. Des méthodes existent pour favoriser et stimuler cet état, mais elles demandent des efforts et un minimum de préparation. Bref, dans ce domaine, il n’y a pas de raccourci.

 

Une fois que ce fait est assumé, on constate qu’on peut augmenter ses chances de vivre des épisodes de plaisir en faisant usage de divers procédés. Toutefois, il faut être prudent. Les méthodes présentées pour promouvoir le plaisir au travail peuvent sembler infaillibles, mais en réalité, elles ne le sont pas. Il faut avoir des attentes réalistes face aux résultats attendus et l’application des méthodes demande un doigté et un savoir-faire qui ne s’enseignent malheureusement pas dans les livres.

 

L’important à retenir, c’est qu’il est possible de vivre du plaisir au travail, mais que cela demande des efforts soutenus, dirigés et encadrés. Comme Confucius l’a si bien dit : « La personne qui prend plaisir à travailler ne travaillera plus jamais. »

 

 

Bibliographie

Csikszentmihalyi, M. (1997). Finding Flow. New York : Basic books.e sera joie